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Depuis quelque temps, Stormgren dormait mal, ce qui était curieux puisqu’il allait sous peu abandonner pour toujours les responsabilités de sa charge. Il servait l’humanité depuis quarante ans, ses maîtres depuis cinq et peu d’hommes auraient pu se vanter d’avoir réalisé au cours de leur vie toutes les ambitions qu’il avait réalisées. Peut-être était-ce justement cela qui le tracassait. Même s’il lui restait de longues années à jouir de sa retraite, il n’aurait plus, désormais, à se battre pour atteindre un objectif et son existence n’aurait plus de piment. Maintenant que Martha n’était plus, que les enfants étaient établis et avaient fondé un foyer, ses liens avec le monde s’étaient distendus. Peut-être commençait-il aussi à s’identifier avec les Suzerains et à s’isoler ainsi du reste de l’humanité.

Cette fois encore, il souffrait d’insomnie. Son esprit tournait à vide comme une machine dont le régulateur est tombé en panne et qui s’emballe. Sachant que ses efforts pour trouver le sommeil seraient vains, il se leva à contrecœur, enfila sa robe de chambre et rejoignit la terrasse du modeste appartement qu’il occupait. La plupart de ses collaborateurs directs étaient beaucoup plus luxueusement logés, mais cet appartement suffisait amplement à ses besoins. Vu la position à laquelle il était parvenu, rien, ni les biens matériels ni le cérémonial officiel ne pouvaient plus accroître son prestige.

C’était une nuit chaude, presque étouffante, mais le ciel était clair. La lune brillait au sud-ouest. Là-bas, à une dizaine de kilomètres, les lumières de New York brasillaient à l’horizon comme les cristaux de la gelée matinale qui se dispersent. Le regard de Stormgren s’éleva au-dessus de la ville endormie pour se fixer sur un point du ciel situé à une hauteur qu’aucun homme vivant, hormis lui, n’avait jamais atteinte. Malgré la distance, il distingua la coque du vaisseau de Karellen scintillant au clair de lune. Il se demanda ce que le Superviseur était occupé à faire. En effet, il était persuadé que les Suzerains ne dormaient jamais.

Une météorite déchira le firmament comme une flèche de feu. Sa traînée lumineuse subsista quelques instants avant de s’évanouir et il n’y eut plus que les étoiles. C’était là un rappel brutal : dans cent ans, Karellen continuerait encore à conduire l’humanité vers une destination qu’il était seul à connaître, mais dans quatre mois ce serait quelqu’un d’autre qui assumerait les fonctions de secrétaire général des Nations Unies. En soi, cette perspective laissait Stormgren indifférent, mais cela signifiait qu’il lui restait peu de temps pour élucider le mystère que dissimulait l’écran opaque – pour autant qu’il espérât le percer.

Il n’y avait que quelques jours qu’il avait osé admettre que le secret dont s’enveloppaient les Suzerains commençait à l’obséder. Jusque-là, sa confiance en Karellen avait chassé ses doutes, mais à présent, songeait-il non sans une certaine gêne, les protestations de la Ligue de la Liberté étaient en train de l’ébranler. Certes, toute cette propagande sur le thème de l’asservissement de l’Homme n’était rien de plus que de la propagande. Peu nombreux étaient ceux qui y ajoutaient sérieusement foi ou qui souhaitaient réellement revenir au bon vieux temps. Les Terriens s’étaient accoutumés au joug invisible de Karellen, mais leur impatience grandissait et ils auraient bien voulu savoir qui les dirigeait. Comment le leur reprocher ?

Bien qu’elle fût la plus importante, et de loin, la Ligue de la Liberté n’était pas la seule organisation hostile à Karellen – et, par conséquent, aux humains qui coopéraient avec les Suzerains. Les arguments et la ligne de conduite de ces différents groupes variaient considérablement. Certains adoptaient une attitude religieuse alors que d’autres ne faisaient qu’exprimer un sentiment d’infériorité. Ceux-là ressentaient, non sans raison, à peu près ce que les Indiens cultivés du XIXe siècle avaient sûrement ressenti en face de l’autorité impériale britannique. Les envahisseurs avaient apporté paix et prospérité à la Terre. Mais quelle serait la facture à payer ? Nul n’en savait rien. Les leçons de l’histoire n’étaient pas de nature à rassurer : en général, les contacts, si pacifiques fussent-ils, entre des races d’un niveau culturel très différent s’étaient soldés par l’élimination de la société la plus rétrograde. Les nations, comme les individus, risquent de perdre leur âme quand elles sont confrontées à un défi qu’elles ne peuvent relever. Et la civilisation des Suzerains, même sous ses voiles de mystère, constituait le plus grand défi qui s’était jamais posé à l’Homme.

Un faible déclic retentit dans la pièce attenante quand la téléreproductrice recracha le bulletin horaire du centre de presse. Stormgren s’en approcha et feuilleta sans entrain le fac-similé. La Ligue de la Liberté avait inspiré à un journal des Antipodes une manchette qui ne péchait pas par excès d’originalité : L’HOMME EST-IL DIRIGÉ PAR DES MONSTRES ? Prenant la parole lors d’une réunion publique tenue à Madras, le Dr C.V. Krishnan, président de la section orientale de la Ligue de la Liberté, disait le compte-rendu, a déclaré aujourd’hui : « L’explication du comportement des Suzerains est on ne peut plus simple : leur aspect physique est si étranger et si repoussant qu’ils n’osent pas se montrer aux yeux de l’humanité. Je mets le Superviseur au défi de me démentir. »

Stormgren repoussa le feuillet avec dégoût. Même si c’était vrai, cela comptait-il vraiment ? Cette théorie ne datait pas d’hier, mais elle ne l’avait jamais troublé. Il était convaincu qu’aucune forme biologique, quelque insolite qu’elle fût, ne finirait, le temps aidant, par être acceptée et peut-être même considérée comme belle. L’important, c’était l’esprit, pas le corps. Si seulement il parvenait à persuader Karellen de cette vérité, les Suzerains changeraient peut-être de politique. Ils étaient certainement deux fois moins hideux que les dessins dont les caricaturistes à l’imagination débordante remplissaient les journaux depuis leur arrivée sur la Terre !

Cependant, Stormgren avait conscience que ce n’était pas entièrement par considération envers son successeur qu’il souhaitait aussi ardemment que la situation se modifie. Il était assez honnête pour admettre que, en dernière analyse, sa principale motivation était simplement l’humaine curiosité. Il en était peu à peu venu à considérer Karellen comme une personne, et il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait découvert quel genre de créature était le Superviseur.

 

Pieter van Ryberg fut étonné et un peu ennuyé, le lendemain matin, de ne pas voir le secrétaire général arriver à l’heure habituelle. Bien que Stormgren eût souvent des conversations avec beaucoup de personnes avant de s’enfermer dans son bureau, il laissait invariablement un mot dans ce cas-là. Et, comme par un fait exprès, plusieurs messages urgents l’attendaient. Van Ryberg téléphona à une demi-douzaine de services avant de renoncer à essayer de le localiser.

Vers midi, il commença à s’inquiéter et envoya une voiture au domicile de Stormgren. Dix minutes plus tard, il sauta en l’air en entendant un ululement de sirène. Un véhicule de police remontait Roosevelt Drive à tombeau ouvert. Il devait y avoir à son bord des amis des agences de presse car, alors même que van Ryberg regardait l’auto qui approchait, la radio annonçait au monde entier qu’il n’était plus simplement l’assistant du secrétaire général des Nations Unies, mais secrétaire général par intérim.

 

Si van Ryberg avait eu moins de soucis, les réactions de la presse internationale à la disparition de Stormgren l’aurait amusé. Depuis un mois, elle était divisée en deux camps bien tranchés. Dans l’ensemble, la presse occidentale approuvait le projet de Karellen visant à octroyer à tous les hommes le statut de citoyens du monde. Les pays de l’Est, en revanche, étaient en proie à une vague de nationalisme exacerbé, encore que, dans une large mesure, artificiel. Certains d’entre eux qui n’avaient accédé à l’indépendance que depuis une génération à peine se sentaient frustrés de leur victoire. On ne se gênait pas pour critiquer énergiquement les Suzerains. Après une période initiale placée sous le signe d’une prudence extrême, la presse avait bien vite constaté qu’elle pouvait en toute impunité se déchaîner contre Karellen avec autant de virulence qu’elle jugeait bon : il ne ripostait pas. À présent, elle se surpassait.

Si bruyantes qu’elles fussent, ces attaques, pour la plupart, ne représentaient pas l’opinion de la grande masse de la population. La surveillance des frontières qui allaient bientôt disparaître à jamais avait été renforcée, mais les soldats s’observaient avec une sympathie encore silencieuse. Les politiciens et les généraux pouvaient bien tempêter et fulminer à l’envi, les foules muettes qui attendaient comprenaient qu’un long et sanglant chapitre de l’histoire était en train de se clore – et ce n’était pas trop tôt.

Et voilà que Stormgren avait disparu, nul ne savait où. Le tumulte s’apaisa subitement quand le monde réalisa qu’il avait perdu en sa personne le seul Terrien que, pour des raisons qui échappaient à tous, les Suzerains acceptaient comme interlocuteur. On eût dit qu’une soudaine paralysie s’était emparée des commentateurs de la presse écrite et parlée. Mais dans ce silence, on entendait la voix de la Ligue de la Liberté protestant farouchement de son innocence.

 

Quand Stormgren se réveilla, il faisait nuit noire, mais son esprit était encore trop embrumé pour être frappé par l’étrangeté du fait. Mais quand la conscience lui fut pleinement revenue, il se dressa d’un seul coup sur son séant et tâtonna à la recherche du commutateur de sa lampe de chevet.

Sa main rencontra une surface de pierre froide au toucher et la surprise le paralysa. Enfin, au bout de quelques instants, il se mit à genoux sur le lit et, croyant à peine au témoignage de ses sens, il entreprit d’explorer du bout des doigts cette invraisemblable muraille.

C’est alors qu’un déclic retentit brusquement tandis qu’un pan d’obscurité coulissait. Il eut à peine le temps de distinguer une silhouette qui se découpait sur le fond d’un rectangle vaguement éclairé avant que la porte se referme et que les ténèbres reprennent leur densité. Cela avait été si rapide qu’il n’avait même pas pu entr’apercevoir la pièce où il se trouvait.

Une puissante torche électrique l’éblouit. Le faisceau lumineux se braqua sur son visage et, au bout de quelques secondes, s’abaissa, révélant un lit qui se réduisait à un matelas posé sur un bat-flanc mal équarri.

— Je suis heureux que vous soyez réveillé, monsieur le secrétaire général, dit une voix aimable dans un excellent anglais, néanmoins teinté d’un accent que Stormgren n’identifia pas-immédiatement. J’espère que vous vous sentez tout à fait bien.

La façon dont le personnage invisible avait appuyé sur le tout à fait accrocha l’attention de Stormgren qui, ravalant les questions rageuses qui lui venaient aux lèvres, répliqua calmement :

— Depuis combien de temps suis-je resté inconscient ?

Un léger rire jaillit de l’ombre.

— Plusieurs jours. On nous a assuré qu’il n’y aurait pas de séquelles et je vois avec satisfaction que c’était vrai.

En partie pour gagner du temps et en partie pour vérifier ses réactions, Stormgren balança ses jambes. Il avait toujours son pyjama mais celui-ci était tout froissé et passablement boueux. Quand il bougea, il éprouva un vague sentiment de vertige – pas suffisamment prononcé pour être pénible mais qui lui confirma qu’il avait été drogué. Il fit face à la torche électrique.

— Où suis-je ? s’enquit-il d’une voix sèche. Est-ce que Wainwright est au courant ?

— Allons, allons, ne vous énervez pas, répondit l’autre. Nous parlerons de cela plus tard. Vous devez mourir de faim. Habillez-vous et venez dîner.

L’ovale lumineux se déplaça et Stormgren put enfin se faire une idée des dimensions de la chambre. Mais méritait-elle ce nom ? Les murs étaient des parois rocheuses grossièrement dressées et il devina qu’il s’agissait d’une caverne souterraine, peut-être enfouie à une très grande profondeur. Et s’il était resté inconscient pendant plusieurs jours, il pouvait être dans n’importe quel pays du monde.

Le pinceau de la lampe se fixa sur une pile de vêtements posés sur une valise.

— Cela devrait suffire, reprit la voix dans l’ombre. Ici, la blanchisserie fait problème. Aussi avons-nous pris deux de vos costumes et une demi-douzaine de chemises.

— Je suis touché par cette attention, laissa tomber Stormgren sur un ton dépourvu d’humour.

— Nous sommes navrés qu’il n’y ait ni meubles ni électricité. Cet endroit est bien commode sur un certain plan mais il manque quelque peu de confort.

— Commode pour quoi ?

Stormgren enfila une chemise. Le contact familier du tissu avait quelque chose de curieusement rassurant.

— Commode… simplement. À propos, puisque nous allons selon toute vraisemblance passer pas mal de temps ensemble, autant que vous m’appeliez Joe.

— Vous ne seriez pas polonais, par hasard ? Je suis sûr que je pourrais articuler votre vrai nom. Il n’est certainement pas plus imprononçable que beaucoup de patronymes finnois.

Il y eut un bref silence et le pinceau de lumière vacilla fugitivement.

— Naturellement, murmura Joe avec résignation. J’aurais dû m’y attendre. Vous devez avoir une grande pratique en la matière.

— C’est utile pour quelqu’un qui occupe la situation qui est la mienne. Je dirais à vue de nez que vous avez été élevé aux États-Unis mais que vous n’avez quitté la Pologne que…

— Ça suffit comme ça, l’interrompit fermement Joe. Puisque vous avez fini de vous habiller, je vous prierai de bien vouloir me suivre.

Stormgren se mit en marche, satisfait d’avoir remporté cette petite victoire, et la porte s’ouvrit. Au moment où Joe s’effaça pour le laisser passer, le secrétaire général se demanda si son geôlier était armé. C’était à peu près certain et, n’importe comment, il devait avoir des amis pas bien loin.

Des lampes à pétrole disposées ici et là éclairaient chichement le corridor et il put enfin voir la tête qu’avait son ravisseur. Joe avait une cinquantaine d’années et il devait facilement peser son quintal. Tout, en lui, était démesuré, depuis son blouson de combat qui pouvait provenir des stocks d’une bonne demi-douzaine d’armées nationales jusqu’à l’énorme chevalière ornant son annulaire gauche. Un individu de ce gabarit ne s’embarrassait probablement pas d’un revolver. Il ne serait pas difficile à repérer s’il s’aventurait jamais hors de son antre, songea Stormgren. Le fait que Joe en était sans aucun doute parfaitement conscient était un peu décourageant.

Les parois de la galerie, bien que cimentées par endroits, étaient taillées dans la roche vive. De toute évidence, il s’agissait d’une mine désaffectée – une prison d’une rare efficacité. Jusque-là, le fait d’avoir été kidnappé n’avait pas bouleversé Stormgren outre mesure. Il était convaincu que, en toute hypothèse, les Suzerains, avec les ressources formidables qui étaient les leurs, ne tarderaient pas à le localiser et à le délivrer. Mais maintenant, sa belle confiance était ébranlée. Plusieurs jours s’étaient déjà écoulés et rien ne s’était produit. Même la puissance de Karellen devait avoir des limites, et s’il se trouvait effectivement dans les entrailles d’un lointain continent, il se pouvait que, malgré toute leur science, les Suzerains soient incapables de retrouver sa trace.

Quand Stormgren fit son entrée dans la petite salle mal éclairée, les deux hommes attablés levèrent la tête avec curiosité et lui adressèrent un regard manifestement empreint de respect. L’un d’eux poussa vers lui une pile de sandwiches sur lesquels il se jeta. Il avait une faim canine et il n’aurait pas dédaigné un repas plus consistant mais ses ravisseurs étaient sans doute logés à la même enseigne. Tout en mangeant, il observa les trois hommes à la dérobée. Joe était de loin le plus impressionnant – et pas seulement à cause de son physique. Les autres, des individus quelconques dont il décèlerait les origines dès qu’ils ouvriraient la bouche, étaient visiblement des sous-fifres.

Stormgren fit descendre son dernier sandwich avec un verre de vin – un verre d’une propreté douteuse – et, se sentant davantage maître de la situation, il se tourna vers le gigantesque Polonais.

— Peut-être consentirez-vous à m’expliquer de quoi il retourne et à me dire ce que vous espérez au juste, commença-t-il d’une voix égale.

Joe s’éclaircit la gorge.

— Il faut tout d’abord que les choses soient claires. Wainwright n’a rien à voir dans cette affaire. Il serait le premier surpris.

Cette déclaration n’étonna Stormgren qu’à moitié, encore qu’il se demandât pourquoi Joe confirmait aimablement ses soupçons. Il y avait longtemps qu’il pensait qu’il existait un mouvement extrémiste à l’intérieur – ou à la frontière – de la Ligue de la Liberté.

— Je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour me kidnapper.

Contrairement à toute attente et à sa grande stupéfaction, Joe répondit avec empressement à sa question :

— Tout s’est passé comme dans un film à suspense, fit-il allègrement. Comme nous ne savions pas si Karellen vous surveillait ou non, nous avons pris des précautions assez élaborées. Nous avons utilisé le climatiseur pour vous endormir aux gaz. Ça n’a pas été difficile. Ensuite, nous vous avons porté dans la voiture. Simple comme bonjour. J’ajouterai que ce ne sont pas des gens de chez nous qui ont opéré. Nous avons fait appel à… euh… à des professionnels. Karellen les retrouvera peut-être – en fait, c’est prévu – mais il ne sera pas plus avancé pour autant. La voiture en question a emprunté un long tunnel routier débouchant à l’air libre à près de mille kilomètres de New York. Elle en est ressortie à l’heure dite avec, à son bord, un homme inconscient ressemblant au secrétaire général des Nations Unies comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau. Beaucoup plus tard, un gros camion transportant des caisses métalliques a émergé à l’autre bout du tunnel et s’est rendu à un aéroport où les caisses ont été embarquées dans un avion cargo assurant un service on ne peut plus régulier. Les propriétaires légitimes desdites caisses seraient horrifiés, je n’en doute pas, s’ils savaient à quoi nous les avons employées. Pendant ce temps, la voiture, pour faire diversion, filait en direction de la frontière canadienne. Il est possible que Karellen l’ait interceptée à l’heure qu’il est. Je l’ignore et cela m’est égal. Comme vous pouvez vous en rendre compte – et j’espère que vous appréciez ma franchise –, tout notre plan reposait sur une seule chose. Nous tenions pour acquis que Karellen était capable de voir et d’entendre tout ce qui se passe à la surface de la Terre. Mais, à moins qu’il n’utilise la magie au lieu de la science, il ne peut pas voir ce qu’il y a en-dessous. Donc, il ne peut pas savoir qu’il y a eu transfert dans le tunnel – pas avant qu’il ne soit trop tard, en tout cas. Évidemment, nous avons pris un risque mais nous avions aussi prévu un ou deux dispositifs de sécurité sur lesquels je ne m’étendrai pas pour l’instant. Peut-être aurons-nous besoin de les mettre un jour en œuvre et il serait regrettable que le secret soit éventé.

Joe avait mis tant de verve dans son récit que Stormgren avait du mal à réprimer un sourire. Il n’empêche qu’il était quand même fort troublé. C’était un plan ingénieux qui avait fort bien pu abuser Karellen. Il n’était même pas sûr que le Suzerain assurait sa protection. Joe non plus, c’était évident. Ce qui expliquait peut-être sa franchise : il voulait voir comment réagirait son prisonnier. Eh bien, dans ce cas-là, et quels que puissent être ses sentiments profonds, la ligne de conduite de Stormgren était toute tracée : il s’efforcerait de paraître confiant et sûr de lui.

— Si vous vous figurez pouvoir aussi aisément duper les Suzerains, vous n’êtes pas très malins, dit-il d’une voix chargée de mépris. En outre, je ne vois pas quel avantage vous comptez retirer de mon enlèvement.

Joe lui offrit une cigarette que Stormgren refusa, en alluma une et s’assit sur le coin de la table. Le craquement menaçant qu’elle émit le fit se relever d’un bond.

— Notre objectif devrait pourtant vous sauter aux yeux, monsieur le secrétaire général. Comme nous avons constaté que les arguments ne servent à rien, nous avons été obligés de prendre d’autres mesures. Il y a déjà eu des mouvements de résistance clandestins et Karellen, malgré tous les pouvoirs dont il dispose, aura affaire à forte partie avec nous. Nous nous battons pour l’indépendance. Attention : comprenez-moi bien. La violence sera exclue – au début, en tout cas – mais les Suzerains sont forcés de se servir d’agents humains et nous pouvons rendre la vie tout à fait désagréable à leurs collaborateurs.

À commencer par moi, je suppose, songea Stormgren. Mais Joe avait-il dit toute la vérité ? Ces gens-là croyaient-ils réellement que ces méthodes de gangsters impressionneraient si peu que ce soit Karellen ? D’un autre côté, il était parfaitement exact qu’un mouvement de résistance bien organisé pouvait sérieusement compliquer les choses. Joe avait mis le doigt sur le talon d’Achille de la dictature des Suzerains. C’était vrai : en dernier ressort, c’était à des humains qu’il incombait d’exécuter leurs ordres et si on terrorisait suffisamment leurs agents pour les contraindre à la désobéissance, le système tout entier pouvait fort bien se désintégrer. Ce risque, toutefois, était faible : Stormgren ne doutait pas un seul instant que Karellen trouverait rapidement une parade.

— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi ? interrogea-t-il. Suis-je un otage ou quelque chose comme cela ?

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes en bonnes mains. Nous aurons de la visite dans quelques jours et, d’ici là, nous vous ferons passer le temps aussi agréablement que nous pourrons.

Joe ajouta quelque chose dans sa langue maternelle et l’un de ses amis sortit un jeu de cartes flambant neuf. « Nous nous les sommes procurées spécialement pour vous, expliqua-t-il à Stormgren. J’ai récemment lu dans Time que vous vous défendiez bien au poker. (Sa voix se fit brusquement grave et il enchaîna sur un ton où perçait l’inquiétude :) J’espère que votre portefeuille est bien garni. L’idée ne nous est pas venue de nous en assurer. Et nous pouvons difficilement accepter les chèques. »

Stormgren, complètement abasourdi, contempla ses ravisseurs avec ébahissement. Soudain, réalisant l’humour de la situation, il eut l’impression que le fardeau de sa charge, tous les soucis attachés à ses fonctions cessaient de peser sur ses épaules. Désormais, c’était à van Ryberg de prendre le relais. Quoiqu’il arrivât, lui-même ne pouvait absolument rien faire – et maintenant, voilà que ces incroyables criminels n’avaient plus qu’un seul désir : jouer au poker avec lui !

Stormgren rejeta sa tête en arrière et éclata de rire. Il y avait des années qu’il n’avait ri d’aussi bon cœur.

 

Il n’y a aucun doute à avoir, songeait sombrement Van Ryberg : Wainwright disait la vérité. Peut-être avait-il des soupçons mais il ignorait qui avait kidnappé Stormgren. Et il n’approuvait pas ce rapt. Van Ryberg était persuadé que, depuis un certain temps, les extrémistes de son mouvement faisaient pression sur le leader de la Ligue pour qu’il adoptât une stratégie plus active. Maintenant, ils avaient pris directement les choses en main.

L’enlèvement du secrétaire général avait été admirablement organisé, on était bien obligé de le reconnaître. Stormgren pouvait être retenu prisonnier n’importe où et il n’y avait guère d’espoir de retrouver sa trace. Pourtant, il fallait faire quelque chose. Et vite ! Malgré le ton badin que Van Ryberg employait souvent à son égard, Karellen lui inspirait une sorte de crainte respectueuse et la perspective d’un face à face avec le Superviseur l’épouvantait. Mais il n’avait pas le choix.

La section transmissions occupait tout le dernier étage de l’imposant bâtiment du secrétariat général. Les machines reproductrices, les unes silencieuses, les autres crépitantes, s’étiraient à perte de vue. Elles vomissaient des torrents ininterrompus de chiffres – statistiques de production, résultats de recensements et toutes les données comptables de l’économie de la planète. Il y avait certainement quelque part dans le vaisseau de Karellen l’homologue de cette immense salle et van Ryberg se demanda en frissonnant quel aspect avaient les créatures qui recueillaient les messages adressés par la Terre aux Suzerains.

Mais aujourd’hui, ce n’était ni aux machines ni à leur travail quotidien qu’il s’intéressait. Il se rendit directement dans la petite pièce privée où seul Stormgren était censé entrer. Sur ses ordres, on en avait fracturé la serrure et l’officier responsable du service l’attendait.

— C’est un télétype ordinaire à clavier classique, lui expliqua-t-il. Il y a aussi une reproductrice pour le cas où vous voudriez expédier des images visuelles ou des tableaux de chiffres. Mais vous avez dit que vous n’en auriez pas besoin.

Van Ryberg acquiesça, la tête ailleurs.

— Ce sera tout. Je vous remercie. Je ne pense pas rester très longtemps. Quand j’aurai fini, vous refermerez et vous me remettrez les clés.

Quand l’officier fut parti, il prit place devant l’appareil. Celui-ci servait très rarement puisque presque toutes les affaires étaient traitées lors des rencontres hebdomadaires de Karellen et de Stormgren. Il s’agissait plutôt d’un circuit d’urgence et il escomptait recevoir très rapidement une réponse.

Après un instant d’hésitation, il commença à taper gauchement son texte. La machine se mit à bourdonner et les mots qui se formaient brillèrent pendant quelques secondes sur l’écran obscur.

Van Ryberg attendit.

Il ne s’était pas écoulé plus d’une minute quand le vrombissement reprit et il se demanda – ce n’était pas la première fois – s’il arrivait au Superviseur de dormir.

La réponse était brève. Et elle ne lui était d’aucun secours : PAS D’INFORMATIONS À CE SUJET. VOUS AVEZ CARTE BLANCHE. K.

Ce fut avec amertume et sans aucune exaltation que Van Ryberg prit alors conscience de la haute mission qui lui était impartie.

 

Depuis trois jours, Stormgren observait attentivement ses ravisseurs. Le seul qui eût quelque importance était Joe. Les autres étaient du menu fretin – la racaille habituelle qu’attirent toutes les organisations illégales. Ils se moquaient comme d’une guigne des idéaux de la Ligue de la Liberté. Leur seul but était de gagner leur vie en travaillant le moins possible.

Joe, lui, était un personnage autrement complexe, encore qu’il fît penser à un gamin attardé. Leurs interminables parties de poker étaient entrecoupées de violentes discussions politiques et Stormgren avait vite compris que le colosse n’avait jamais réfléchi sérieusement à la cause pour laquelle il luttait. La passion et un conservatisme virulent obscurcissaient son jugement. Le long combat que son pays avait mené pour conquérir son indépendance l’avait conditionné à tel point qu’il continuait de vivre dans le passé. C’était un pittoresque diplodocus, un de ces vestiges pour qui la notion d’ordre et d’organisation était lettre morte. Quand ses pareils auraient disparu, pour autant qu’ils dussent disparaître un jour, le monde serait moins dangereux mais, aussi, moins intéressant.

À présent, Stormgren était à peu près persuadé que Karellen n’était pas parvenu à le localiser. Il avait essayé de bluffer ses geôliers mais sans succès. Il avait la quasi-certitude que si on le gardait prisonnier ici, c’était pour jauger la réaction de Karellen. Comme rien ne s’était produit, l’opposition allait pouvoir passer à la réalisation de ses plans.

Lorsque, le quatrième jour de sa captivité, Joe l’avertit qu’il allait rencontrer quelqu’un, il n’en fut pas autrement surpris. Depuis un certain temps déjà, la nervosité avait gagné le trio et il supposait que, ayant constaté que la voie était libre, les chefs de l’organisation s’apprêtaient à venir prendre livraison de lui.

Ils étaient déjà assis devant la table branlante quand Joe l’invita d’un geste courtois à entrer dans le « salon ». Stormgren nota avec amusement que le Polonais arborait ostensiblement pour l’occasion un énorme pistolet dont il ne s’était encore jamais embarrassé. Les deux patibulaires brillaient par leur absence et Joe lui-même avait l’air d’être dans ses petits souliers. Le secrétaire général se rendit compte au premier coup d’œil qu’il avait affaire à des gens d’une tout autre envergure. Le petit groupe – ils étaient six – lui rappelait irrésistiblement une photo qu’il avait vue un jour, représentant Lénine et ses camarades pendant les premiers jours de la Révolution d’Octobre : la même puissance intellectuelle, la même volonté d’acier, la même impitoyable détermination. Joe et ses semblables étaient des anodins : les visiteurs étaient les véritables cerveaux de l’organisation.

Après une brève inclinaison du menton, il se dirigea vers l’unique chaise libre en s’efforçant de paraître parfaitement maître de lui. Le plus âgé des six hommes, un individu trapu assis à l’autre bout de la table, se pencha en avant en fixant sur lui ses yeux gris. Ce regard perçant mit Stormgren si mal à l’aise que, contrairement à son intention, il ouvrit le feu le premier :

— Je présume que vous êtes là pour poser vos conditions. Combien exigez-vous comme rançon ?

Quelqu’un, au fond, enregistrait ses paroles en sténo. Une vraie conférence d’affaires !

— Vous pouvez envisager les choses sous cet angle, monsieur le secrétaire général, répondit le chef avec un accent gallois chantant. Mais ce n’est pas l’argent qui nous intéresse. Ce sont des renseignements que nous voulons.

Je vois, se dit Stormgren dans son for intérieur. Je suis prisonnier de guerre et l’interrogatoire commence.

— Vous connaissez nos motifs, poursuivit son interlocuteur. Considérez que nous sommes un mouvement de résistance, si vous voulez. Nous croyons que, tôt ou tard, la Terre devra combattre pour recouvrer son indépendance. Mais nous ne nous leurrons pas : cette lutte ne pourra être menée que par des méthodes indirectes telles que le sabotage et la désobéissance civile. Nous vous avons enlevé pour faire comprendre à Karellen que nous ne plaisantons pas et que nous sommes bien organisés, mais surtout parce que vous êtes la seule personne capable de nous fournir des informations sur les Suzerains. Vous êtes un homme raisonnable, monsieur le secrétaire général. Si vous acceptez de coopérer avec nous, nous vous libérerons.

— Que souhaitez-vous savoir au juste ? s’enquit Stormgren avec circonspection.

Les yeux extraordinaires de son vis-à-vis semblaient plonger dans les profondeurs de son esprit. Jamais il n’avait encore vu d’yeux pareils.

— Savez-vous qui sont les Suzerains ? Ou ce qu’ils sont ?

Stormgren eut presque envie de sourire.

— Je suis tout aussi désireux que vous de le savoir, croyez-moi.

— Vous êtes donc d’accord pour répondre à nos questions ?

— Je ne vous promets rien. Mais j’y répondrai peut-être.

Joe poussa un soupir de soulagement et un frémissement d’impatience parcourut le petit groupe.

— Nous avons une idée d’ensemble des conditions dans lesquelles se déroulent vos entrevues avec Karellen. Mais il serait bon que vous les décriviez de façon détaillée sans rien omettre d’important.

Ce n’est pas dangereux, pensa Stormgren. Il s’était livré de nombreuses fois à cet exercice et, en obtempérant, il aurait l’air de faire preuve de bonne volonté. Il n’avait pas affaire à des enfants de chœur et peut-être découvrirait-il quelque chose d’intéressant. En outre, Stormgren ne croyait pas que cette coopération apparente puisse être préjudiciable à Karellen.

Il fouilla dans ses poches et y trouva un crayon et une vieille enveloppe sur laquelle il dessina rapidement un schéma tout en parlant :

— Vous savez naturellement qu’un petit engin aérien dont le mode de propulsion constitue un mystère vient régulièrement me chercher pour me conduire au vaisseau de Karellen. Il y pénètre. Vous avez sûrement vu les films télescopiques de l’opération. La porte – si on peut lui donner ce nom – s’ouvre et j’entre dans une pièce exiguë comportant une table, une chaise et un écran. Voici, en gros, ses dispositions.

Il poussa le plan qu’il avait griffonné vers le Gallois mais les yeux bizarres de ce dernier restèrent vrillés sur le visage de Stormgren qui eut l’impression que quelque chose changeait au fond de ses prunelles. Le silence était total mais il entendit derrière lui Joe aspirer l’air avec une espèce de sifflement. À la fois intrigué et embarrassé, il se retourna. Et la vérité lui apparut soudain. Il roula l’enveloppe en boule et l’écrasa sous son talon.

Il savait maintenant pourquoi les yeux gris de cet homme le mettaient mal à l’aise : son interlocuteur était aveugle.

 

Van Ryberg n’avait pas fait d’autres tentatives pour entrer en contact avec Karellen. Le travail – fournir des statistiques, faire la synthèse de la presse internationale, etc. – se poursuivit automatiquement. À Paris, les juristes continuaient d’ergoter sur le projet de constitution mondiale, mais ce n’était pas pour lui un sujet de préoccupation immédiat. Le Superviseur ne réclamerait pas le texte définitif avant une quinzaine et s’il n’était pas prêt, Karellen prendrait alors sans aucun doute les mesures qu’il jugerait nécessaires.

Et il n’y avait toujours pas de nouvelles de Stormgren.

Van Ryberg était en train de dicter une lettre quand le téléphone rouge sonna. Il décrocha et, après avoir écouté avec une stupéfaction grandissante, reposa brutalement le récepteur sur la fourche et se rua sur la fenêtre béante. Des cris de frayeur montaient de la rue où la circulation était paralysée.

C’était vrai : la nef de Karellen, symbole immuable de la présence des Suzerains, n’était plus dans le ciel. Van Ryberg avait beau en fouiller les profondeurs, elle demeurait invisible. Et, d’un seul coup, il eut l’impression que la nuit tombait. Le grand vaisseau, filant cap au sud, rasait les tours de New York. Son ventre était obscur comme une nuée d’orage. Instinctivement, van Ryberg recula devant le monstre qui semblait se précipiter sur lui. Il avait toujours su que les nefs des Suzerains avaient des proportions gigantesques, mais les voir de loin, suspendues dans le ciel, et les voir voguer à basse altitude tels des nuages chassés par des démons, ce n’était pas du tout la même chose.

Immobile dans la pénombre de cette éclipse partielle, il attendit que le vaisseau et sa phénoménale ombre portée se fussent évanouis. On n’entendait pas le moindre son, pas même le bruissement de l’air déchiré, et van Ryberg réalisa que, malgré sa proximité apparente, la nef était passée un bon kilomètre, au moins, au-dessus de lui. Finalement, le bâtiment trembla quand l’onde de choc le gifla et l’effet de souffle émietta la vitre d’une fenêtre dont les débris tintèrent en tombant.

Dans le bureau, tous les téléphones s’étaient mis à sonner à la fois, mais van Ryberg restait immobile, penché sur le balcon, les yeux braqués vers le sud, pétrifié, paralysé par la vision de cette puissance sans limites.

 

Stormgren parlait toujours. C’était comme si son cerveau fonctionnait simultanément sur deux plans. Tout en essayant de défier les hommes qui l’avaient capturé, il espérait qu’ils l’aideraient à élucider le secret de Karellen. C’était un jeu dangereux et pourtant, à sa surprise, il y prenait plaisir.

Le Gallois aveugle avait dirigé la majeure partie de l’interrogatoire et la façon dont opérait son esprit agile qui explorait toutes les éventualités plausibles, analysait et rejetait toutes les hypothèses que Stormgren lui-même avait abandonnées depuis longtemps, était quelque chose de fascinant. Enfin, poussant un soupir, il se laissa aller contre le dossier de sa chaise et conclut sur un ton résigné :

— Tout ça ne nous mène nulle part. Nous avons besoin de davantage de données et cela exige une action, pas des discussions.

Ses yeux éteints paraissaient contempler rêveusement Stormgren. Durant quelques secondes, il pianota nerveusement sur la table – c’était le premier signe d’hésitation qui lui échappait.

— Je suis un peu étonné, monsieur le secrétaire général, que vous n’ayez jamais tenté d’en apprendre davantage sur les Suzerains.

— Qu’auriez-vous voulu que je fasse ? rétorqua sèchement Stormgren en s’efforçant de ne pas révéler l’intérêt que ce commentaire éveillait en lui. Je vous ai dit que la pièce servant à mes entretiens avec Karellen n’a qu’une seule issue – qui me ramène directement sur la Terre.

— Il serait possible d’imaginer des instruments capables de nous apporter des indices, murmura pensivement l’autre. Je ne suis pas un homme de science mais c’est une question à étudier. Si je vous rends la liberté, seriez-vous disposé à nous aider à exécuter un plan de ce genre ?

— Je vais vous exposer clairement ma position une fois pour toutes, répliqua Stormgren avec irritation. Karellen œuvre en faveur de l’unité mondiale et je ne ferai rien pour aider ses ennemis. J’ignore quels sont ses objectifs ultimes mais je les crois positifs.

— Sur quelles preuves concrètes fondez-vous cette conviction ?

— Tout ce qu’il a fait depuis que son armada a surgi dans le ciel ! Je vous défie de citer une seule de ses initiatives qui ne se soit pas révélée bénéfique en dernière analyse. (Stormgren s’interrompit pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur les années passées et sourit.) Si vous voulez vraiment une preuve de… comment dirai-je ? de la bienveillance fondamentale des Suzerains, rappelez-vous l’interdiction qu’ils nous ont prescrite un mois après leur arrivée concernant la cruauté envers les animaux. Si j’avais eu des doutes à propos de Karellen, cela aurait suffi à les dissiper, même si cet oukase m’a causé plus d’ennuis que toutes ses autres directives !

Il exagérait à peine. Ç’avait été un événement extraordinaire révélant à quel point les Suzerains avaient le sadisme en horreur. Cette haine de la cruauté ainsi que leur passion pour l’ordre et la justice semblaient être leurs soucis dominants, à en juger par leurs actes, tout au moins.

Et ç’avait été la seule fois où Karellen avait manifesté de la colère ou une apparence de colère. « Vous pouvez vous entretuer si cela vous fait plaisir, avait-il déclaré. À vous de vous débrouiller avec vos lois. Mais si vous massacrez les bêtes avec lesquelles vous cohabitez, sauf pour vous nourrir ou pour défendre votre vie, je vous en demanderai compte. »

Personne ne savait exactement ni quelle était l’ampleur de cet interdit ni comment Karellen le ferait respecter. On n’eut pas longtemps à attendre.

La Plaza de Toros était comble quand les matadors et leurs péons firent leur entrée dans l’arène. Tout paraissait normal : un soleil éclatant faisait scintiller les habits de lumière, une foule innombrable acclamait ses favoris comme à l’accoutumée. Pourtant, ici et là, des spectateurs levaient anxieusement les yeux vers le ciel, vers la masse argentée qui planait, solitaire, au-dessus de Madrid.

Les picadors s’étaient mis en place et, à son tour, le taureau était entré en mugissant dans l’arène. Les chevaux efflanqués, dont les naseaux dilatés palpitaient de terreur, tournoyaient et, répondant aux sollicitations des cavaliers, se portaient à la rencontre de l’ennemi. La pique du premier picador étincela, fit mouche – et un tintamarre sans précédent éclata.

Dix mille personnes hurlant de douleur – de la même douleur, de la même blessure. Dix mille personnes qui, une fois remises de leur surprise, se retrouvèrent indemnes. Mais ç’avait été la fin de la corrida et, en vérité, la fin de toutes les corridas, car la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Détail qui mérite d’être relevé : les aficionados avaient été à tel point traumatisés qu’un seul spectateur sur dix demanda à être remboursé. Un quotidien londonien, le Daily Mirror, versa de l’huile sur le feu en suggérant que les Espagnols adoptent dorénavant le cricket comme sport national.

— Vous avez peut-être raison, laissa tomber le vieux Gallois. Il est possible que les intentions des Suzerains soient bonnes en fonction de leurs critères – qui ne sont pas forcément les mêmes que les nôtres. Mais ce sont des intrus. Nous ne les avons pas invités, nous ne leur avons jamais demandé de mettre notre monde sens dessus-dessous, de détruire… oui… nos idéaux et les nations dont des générations d’hommes se sont battus pour assurer la défense.

— Je suis né dans un petit pays qui a combattu pour ses libertés mais cela ne m’empêche pas d’être pour Karellen, riposta Stormgren. Vous pouvez lui créer des difficultés, voire retarder la réalisation de ses projets mais, au bout du compte, cela ne changera rien à rien. Je ne doute pas de votre sincérité. Je comprends que vous redoutiez que l’avènement de l’État mondial ne sonne le glas des traditions et de la culture des petits pays. Mais vous vous trompez. Il ne sert à rien de s’accrocher au passé. Les États souverains étaient moribonds avant même l’arrivée des Suzerains qui n’ont fait que hâter leur mort. Personne ne peut plus sauver désormais cette notion d’État souverain – et personne ne devrait s’y essayer.

Son vis-à-vis ne répondit pas. Il ne bougeait pas. Ses lèvres étaient entrouvertes et ses yeux éteints étaient maintenant sans vie. Les autres, crispés et figés dans des attitudes contraintes, observaient la même immobilité. Stormgren se leva avec un soupir de dégoût et fit mine de se diriger vers la porte à reculons. C’est alors qu’une voix brisa le silence :

— Voilà qui était bien parlé, Rikki. Merci. À présent, je pense que nous pouvons nous en aller.

Le secrétaire général pivota sur ses talons et scruta la pénombre de la galerie. Une petite sphère sans caractéristiques particulières flottait dans les airs à hauteur d’homme. C’était sans aucun doute la source de la force mystérieuse que les Suzerains avaient mise en action. Stormgren ne l’aurait pas juré, mais il avait l’impression qu’elle bruissait faiblement comme une ruche dans la chaleur languissante de l’été.

— Karellen ! Dieu soit loué ! Mais que leur avez-vous fait ?

— Ne vous inquiétez pas, ils sont en excellente santé. Ils sont en quelque sorte paralysés, si vous voulez, encore que ce soit beaucoup plus subtil que cela. Ils vivent tout simplement à un rythme infiniment plus lent que le rythme normal. Quand ils referont surface, ils ne sauront pas ce qui leur est arrivé.

— Vous allez les laisser dans cet état jusqu’à ce que la police vienne les appréhender ?

— Non, j’ai un meilleur plan. Je les laisserai repartir.

Cette réponse procura à Stormgren une singulière sensation de soulagement. Il jeta un dernier regard à la petite salle et à ses occupants pétrifiés. Joe, debout sur un pied, contemplait fixement le vide. Il avait l’air vraiment stupide. Stormgren éclata brusquement de rire et fouilla ses poches.

— Merci pour votre hospitalité, Joe, fit-il. Tenez… Je vais vous laisser un petit souvenir.

Il trouva un morceau de papier d’une propreté acceptable et écrivit en s’appliquant :

 

BANQUE DE MANHATTAN

Payez à l’ordre de Joe la somme de

Cent trente-cinq dollars et cinquante cents

R. STORMGREN

 

Comme il posait le feuillet à côté du Polonais, la voix de Karellen retentit à nouveau :

— Que faites-vous au juste ?

— Les Stormgren règlent toujours leurs dettes. Les autres trichaient mais Joe jouait honnêtement. En tout cas, lui, je ne l’ai jamais surpris à tricher.

Il se mit en marche. Il se sentait tout joyeux, un peu étourdi, comme s’il avait rajeuni de quarante ans au moins. Le globe métallique fit un écart pour le laisser passer. Il devait s’agir d’une sorte de robot. Cela expliquait comment Karellen avait réussi à retrouver le captif dans les entrailles de la terre.

— Marchez tout droit pendant une centaine de mètres, dit le globe avec la voix du Superviseur. Ensuite, vous tournerez à gauche. Je vous donnerai d’autres instructions en temps utile.

Stormgren avançait d’un pas vif bien qu’il sût qu’il n’avait aucune raison de se presser. La sphère était restée à la même place, vraisemblablement pour couvrir sa retraite. Au bout d’une minute, il parvint à une seconde sphère qui l’attendait à l’embranchement d’une galerie latérale.

— Continuez toujours à gauche jusqu’au prochain point de rencontre.

Il tomba six fois sur les sphères avant de déboucher à l’air libre. Il se demandait comment le robot faisait son compte pour le devancer invariablement, mais il finit par se dire qu’il devait y avoir toute une kyrielle de globes qui faisaient la chaîne à l’intérieur de la mine. Devant la sortie, une autre de ces sphères douées d’ubiquité surveillait un groupe de gardes pétrifiés semblables à des statues incongrues. La petite machine volante qui conduisait Stormgren auprès de Karellen lors des conférences était posée à flanc de coteau.

Le rescapé s’arrêta et cligna des yeux, ébloui par l’éclat du jour. Tout autour de lui, le sol était jonché d’excavatrices rouillées. Plus loin, des rails délabrés s’enfonçaient dans la paroi de la montagne au pied de laquelle venait mourir une épaisse forêt. Stormgren crut apercevoir à grande distance le miroitement d’un lac. Il devait être en Amérique du Sud, songea-t-il sans très bien savoir ce qui lui donnait cette impression.

Il monta à bord de la machine volante. La porte se referma, masquant à sa vue l’entrée de la mine et les gardes statufiés. Il se laissa choir avec un soupir de soulagement sur la banquette familière.

Quand il eut recouvré son souffle, il se contenta de demander, vibrant d’impatience :

— Alors ?

— Je suis au regret de n’avoir pu vous délivrer plus tôt mais il était capital d’attendre que tous les dirigeants fussent rassemblés.

— Vous voulez dire que vous saviez dès le début que j’étais là ? bégaya Stormgren. Si j’avais su…

— Ne vous emballez pas. Laissez-moi au moins finir de vous expliquer.

— Très bien, je vous écoute, laissa tomber sur un ton pincé le secrétaire général qui commençait à se rendre compte qu’il avait ni plus ni moins servi d’appât.

— Depuis quelque temps, vos allées et venues étaient suivies à l’aide de… le mot le plus juste serait un « traceur ». Vos « amis » avaient raison de penser que je ne pouvais pas vous repérer sous terre, mais j’ai suivi votre piste jusqu’au moment où ils vous ont fait descendre dans la mine. L’idée d’effectuer le transfert dans le tunnel était ingénieuse, mais lorsque la première voiture a cessé d’émettre, j’ai découvert le pot-aux-roses et je n’ai pas tardé à vous localiser à nouveau. Et dès lors, il ne me restait plus qu’à patienter. J’étais sûr que, une fois convaincus que j’avais perdu votre trace, les chefs arriveraient et que je les prendrais tous dans ma nasse.

— Et vous voulez les laisser partir !

— Jusqu’à maintenant, il m’était impossible de dire qui, sur les deux cents milliards et demi d’hommes que compte cette planète, était à la tête de l’organisation. Maintenant, les chefs sont identifiés, je suis en mesure de détecter tous leurs déplacements et de surveiller tous leurs faits et gestes si besoin est. C’est beaucoup mieux que s’ils étaient incarcérés. Si jamais ils préparent un coup, ils trahiront leurs camarades. Ils sont désormais neutralisés et ils le savent. Votre évasion leur sera totalement inexplicable : vous vous êtes littéralement dématérialisé sous leurs yeux.

Le rire sonore de Karellen retentit.

— En un sens, toute cette affaire a été une comédie mais sa raison d’être était sérieuse. Il ne s’agit pas seulement des quelques dizaines d’activistes de cette organisation. Je songe à l’effet moral qu’elle aura sur les autres groupes de résistance.

Stormgren resta muet quelques instants. Il n’était pas entièrement satisfait mais il comprenait le point de vue de Karellen et sa colère s’était en partie calmée.

— Il est regrettable d’en arriver là alors que mon mandat prend fin dans quelques semaines, dit-il en fin, mais à partir de maintenant, je ferai garder ma maison. La prochaine fois, ce sera peut-être Pieter qui se fera kidnapper. À propos, comment s’en est-il tiré ?

— Je l’ai observé attentivement depuis huit jours en m’abstenant délibérément de l’aider. Il s’est très bien débrouillé dans l’ensemble, mais ce n’est pas l’homme qui convient pour vous remplacer.

— Tant mieux pour lui ! répliqua Stormgren dont tout le dépit n’était pas encore dissipé. Oh ! Pendant que nous y sommes… Avez-vous reçu une réponse de vos supérieurs au sujet de ce que je vous avais demandé ? Vous savez… l’autorisation de vous montrer à visage découvert. Je suis dorénavant convaincu que c’est l’argument le plus solide de vos adversaires. Ils n’arrêtaient pas de répéter : « Nous n’aurons jamais confiance dans les Suzerains tant qu’ils ne se montreront pas. »

Karellen soupira.

— Non, je n’ai pas encore reçu de réponse, mais je sais d’avance ce qu’elle sera.

Stormgren n’insista pas. Naguère, il l’aurait peut-être fait, mais pour la première fois un vague projet s’ébauchait dans son esprit. Il se remémora une phrase que lui avait dite l’aveugle pendant son interrogatoire. Oui, on pourrait peut-être concevoir des appareillages…

Ce qu’il avait refusé de faire sous la contrainte, il tenterait peut-être maintenant de le faire de son plein gré.

Les enfants d'Icare
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